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LA SECURITE

À terre, les problèmes s’additionnent, en mer ils se multiplient... (Jean-François Deniau)


Le management s’appuie sur des objectifs clairs qu’il faut faire partager par tous les

membres de l’équipage. La sécurité est un de ces objectifs prioritaires communs à

tous les navires.


SAFETY FIRST

Ce message, souvent affiché à bord des navires en lettres capitales, est présent dans l’esprit de tous les navigants. La sécurité est au cœur du métier de marin. C’est l’objectif prioritaire de l’équipage, du pilote, de la capitainerie et des services portuaires. Néanmoins, cette sécurité au sens large qui s’impose à tous est en définitive assez subjective et peut même, être délicate à conceptualiser. Elle est liée aux notions de risques et de dangers. Elle concerne le navire, son équipage et son armateur, mais aussi les populations littorales et les Autorités qui les administrent.

Les anglo-saxons utilisent deux mots différents, safety (sécurité) et security (sûreté), pour préciser le sens de ce que notre langage regroupe sous le terme sécurité. Pour le ministère en charge de la marine marchande, la sécurité maritime (sécurité des personnes et prévention de la pollution) comporte aussi plusieurs aspects indissociables :

  1. La sécurité des navires(comprenant les navires, leur équipage et le cas échéant leurs passagers), la sécurité de la navigation et la facilitation du trafi maritime.

  2. La sûreté maritime qui désigne la prévention et la lutte contre tous actes illicites (terrorisme, malveillance) à l’encontre du navire, de son équipage et de ses passagers ou à l’encontre des installations portuaires.

Dans chacun de ces domaines, le risque est souvent relativement difficile à cerner

car il n’est jamais figé.

Dangers et confiance

Le risque se situe à l’intersection d’un aléa et d’une vulnérabilité. Lorsqu’il est mis en

relation avec la sécurité, il associe deux notions distinctes : les dangers identifiés

et la confiance pour s’en tenir éloigné.

Les menaces sont multiples et, en un lieu et à un instant donné, ne sont pas perçus

de la même manière par tous les navires et par tous les marins. Les dangers sont

tous les évènements connus et non souhaités qui peuvent nuire à l’activité.

Les marins ne peuvent compter que sur eux-mêmes et ils apprécient certains dangers au sens de périls. Ils ont conscience qu’ils peuvent être au cœur de catastrophes ce qui engendre parfois la peur. Il faut des vertus morales comme le courage pour faire face à ces dangers qui incitent à la prudence, à la sagesse.

La prudence est souvent considérée comme un manque d’audace. Pourtant elle sépare le héros de la tête brûlée. C’est la vertu du stratège capable de planifier son action après avoir analysé et hiérarchisé les dangers. La prudence n’est pas une science car la perception de la vulnérabilité face à la réalité d’une situation nautique dépend de la connaissance et de la compétence de celui qui la vit...

La prudence est une vertu complémentaire du courage. C’est une attitude qui se situe dans le présent et qui prend en compte le futur. Elle consiste à savoir agir en temps réel et à anticiper en refusant les prises de risques inconsidérées ou du moins inacceptables. Elle incite à faire l’effort de réflexion et à évaluer les conséquences prévisibles d’une prise de risque. Par exemple, s’approcher d’un haut fond rocheux ou d’un banc de sable n’entraine pas les mêmes conséquences. Dans le premier cas le navire peut voir sa coque se déchirer sur le rocher dans le second cas il peut s’échouer sur le sable ce qui est a priori un moindre mal sauf si l’échouement se produit à pleine mer de vive eau...

La prudence c’est aussi anticiper des solutions de repli si l’action ne se déroule pas comme prévu. Elle nous préserve face aux désirs pervers (orgueil, égoïsme, paresse) susceptibles de nous induire en erreur.

La sagesse nous pousse sur la voie de la connaissance pour que nos décisions soient fondées. Cette connaissance est à la fois théorique et pratique, issue de l’expérience. Elle sait tirer profit des erreurs passées. Ainsi, la sagesse du marin est une culture apprenante qui demande un effort continu pour améliorer sa compétence professionnelle mais aussi sa relation à l’environnement et aux autres.

Le marin avisé fait preuve de prudence et de sagesse. Il sait faire face aux dangers en planifiant son action (passage plan) et en répartissant la charge de travail en fonction des ressources disponibles dans l’équipage. Il sécurise en anticipant les difficultés prévisibles qu’il ne peut éviter et prévoit des solutions de repli quand les prises de risque deviennent inacceptables.

Pour les marins et pour les navires, les dangers sont trop nombreux pour qu’il soit possible d’en dresser une liste. Les principaux sont ceux qui mettent en cause des personnes, mais il y a également ceux qui sont dus aux mauvais temps, à la densité du trafic, à la navigation en eaux resserrées, à l’incendie, à la voie d’eau, aux défaillances techniques... La confiance dans la fiabilité du navire et de ses équipements et dans la compétence de l’équipage est nécessaire à la maîtrise des risques associés à ces dangers.

En dehors des aléas liés au hasard des circonstances, quatre grandes sources de

danger inhérentes au transport maritime sont communément identifiées :

1. L’origine du pavillon du navire et la compétence de l’équipage

2. La nature du fret transporté

3. L’âge et la qualité du navire

4. L’insuffisance des contrôles (Etats du pavillon et du port, sociétés de classification)


Aujourd’hui, le concept de sûreté est aussi très présent en raison du terrorisme et des actes de piraterie. Lorsque le risque est mis en relation avec la sûreté, les navires sont relativement désarmés sans le soutien de la force publique et de l’autorité des Etats.

Incertitude et sécurité

L’incertitude fait partie de la culture maritime. On navigue encore à l’estime.

Le risque n’est pas synonyme d’incertitude. Il est plus concret et même quantifiable

car il est lié à la perception d’une réalité et à la manière dont elle peut influencer nos

objectifs.

Pour un navigant le risque peut être interne ou externe. Il peut trouver son origine dans la capacité avérée du navigant à gérer positivement une situation. Il peut aussi provenir de l’environnement extérieur sur lequel le marin ne peut pas forcément agir.

Selon le référentiel ISO, le risque est : « l’effet de l’incertitude sur les objectifs ».

Dans notre domaine d’activité, il peut se définir comme la probabilité de voir un danger se concrétiser, avec des conséquences dommageables pour les biens, l’environnement ou les personnes.

Le danger est un risque quantifiable statistiquement prévisible pour autant que l’observateur ait suffisamment de temps et d’informations pour l’évaluer à l’image du haut fond qui est potentiellement un danger pour le navire si le marin n’a pas la carte marine appropriée ou n’a pas prit le temps de calculer la hauteur d’eau.

Une approche rigoureuse pourrait définir le risque comme l’espérance mathématique d’une fonction de probabilités. Hélas, même dans des domaines particulièrement bien étudiés comme la météorologie, la rigueur scientifique ne permet pas de chiffrer réellement la probabilité d’occurrence de tous les événements (rafales de vent, vagues scélérates...). Contrairement au danger qui est potentiellement prévisible, l’imprévu qui se cache dans un concours de circonstances peut engendrer un risque imprévisible.

Que peut-il arriver ? Quelles seront les conséquences ? Quelle probabilité ? Comment réduire le risque ?

Ces questions sont à la base de toute prise de décision rationnelle, que ce soit en matière de manœuvre, de navigation ou plus généralement de transport maritime. On évalue les enjeux ou les conséquences prévisibles, on pèse le pour et le contre, en connaissance de cause, et l’on accepte ou pas de prendre un risque en fonction de la perception que l’on a de la situation et de son évolution. Cette perception reste subjective puisqu’elle dépend des informations disponibles lors de la prise de décision mais également de nos connaissances générales, de notre expérience, de notre personnalité, de notre motivation, de notre culture... Le risque est alors de faire une erreur de jugement, de ne pas percevoir correctement la réalité d’une situation, de se tromper, de faire confiance alors qu’il ne fallait pas, de croire vrai ce qui est faux ou inversement. Quoi qu’il en soit, le risque est inévitable car intimement lié à l’activité humaine. La frontière entre le prévisible et l’imprévisible n’est pas forcément tangible et il y a toujours une ambiguïté entre le risque à prendre et le risque à éviter... Seule la confiance en soi et dans l’équipe, basée sur la compétence (humilité), permet de réduire le doute entre l’un et l’autre.

Sécurité et facteurs humains et organisationnels

En matière de transport maritime, l’homme est au cœur du système car il lui apporte de la créativité et de l’adaptabilité. Il peut en être considéré comme le maillon fort pour sa capacité à innover pour s’adapter et ses qualités de concepteur, de constructeur, d’armateur ou de navigateur. Paradoxalement, il en est également le maillon faible, capable des pires erreurs, et dans des contextes très différents, des histoires anciennes comme celles du Titanic, de l’Erika ou encore du Herald of Free Entreprise montrent qu’une succession d’erreurs humaines, en général pas seulement à bord du navire, peut entraîner une catastrophe majeure.

Chacune de ces catastrophes a fait évoluer la réglementation maritime internationale. Néanmoins, aujourd’hui encore, avec le recul nécessaire à l’analyse des accidents récents comme celui du Costa Concordia, il faut constater que les progrès technologiques et l’affermissement des contraintes réglementaires ne sont pas suffisants pour garantir la sécurité des navires. Une prise en compte du facteur humain est aussi indispensable car une bonne intention n’est pas une garantie pour éviter une catastrophe, et une bonne conscience n’est pas non plus une excuse. On peut être sincère mais néanmoins être dans l’erreur.

« L’erreur est humaine » dit-on. Une erreur n’est pas forcément une faute ou une

négligence coupable qu’il suffit de sanctionner pour améliorer la sécurité (culture de

la sanction).

L’erreur peut trouver son origine dans des problèmes conjoncturels d’interface entre les navigants et le navire. Une surcharge de travail, un manque de connaissances, une fatigue excessive, ou bien d’autres causes qui montrent qu’il est essentiel de replacer l’individu dans un contexte et dans l’organisation dont il est acteur avant de porter un jugement critique sur ses actes. En tant que valeur sociale, la notion de responsabilité, c’est-à-dire le devoir de répondre de ses actes, impose une prise en compte des facteurs humains et organisationnels, ou plus concrètement une prise en compte de la culture de sécurité dans laquelle évoluent les individus.

L’organisation prime sur l’individu

Les navigants cohabitent sur un navire qui est à la fois un lieu de vie et de travail.

C’est une microsociété avec son autorité (le capitaine), et une structure industrielle (le navire) avec de la technologie, des locaux d’habitation, une organisation du travail, une hiérarchie et différents services (pont, machine...). La mise au poste de manœuvre, les rôles de sécurité, le service au port ou le service à la mer sont des manières particulières de « penser » l’activité, les droits et les devoirs de chacun des membres de l’équipage.

Une approche systémique de la conduite des navires montre que les marins sont autonomes en mer, mais aussi en interaction constante avec d’autres navires, leur armateur, des structures portuaires, des agents maritimes, des centres de surveillance du trafic, des sociétés de classification, l’administration du pavillon ou l’administration de l’Etat du port. Ces différentes organisations fonctionnent en réseau et constituent un système complexe qui justifie que le métier de navigant, comme tous les autres du monde maritime, nécessite une compétence et une expérience qui ne s’improvisent pas. La probabilité de l’erreur humaine ne peut pas être négligée et ce n’est que dans le développement d’une Culture de Sécurité, qui s’appuie sur une réglementation rigoureuse, sur la formation des équipages et des services aux navires et sur une attitude adéquate des individus que va se situer la sécurité du transport maritime.

La sécurité est réglementée

La gestion du risque est permanente à bord. Sa maîtrise implique un navire en bon état, conduit dans les règles de l’art. Pour l’équipage, il faut de la rigueur, une bonne organisation de travail avec une communication efficace et des marins bien formés et expérimentés.

Pour améliorer la sécurité, les instances internationales de l’OMI imposent des normes de construction et d’équipement des navires. Elles ont aussi standardisé le modèle pyramidal d’organisation de l’équipage et mis en place des normes de formation. Enfin, elles ont adopté de nombreux règlements pour éviter les abordages, les pollutions... Ces textes portent les noms de SOLAS, ISM code, STCW ...

C’est une prise en compte efficace de la sécurité, principalement orientée vers les moyens techniques, la réglementation et la compétence des navigants. D’autres dispositions réglementaires comme le Mémorendum of Understanding de Paris permettent aux Etats des ports de vérifier que les règlements internationaux sont convenablement appliqués à bord des navires. Au final, un Système de Management de la Sécurité est ainsi structuré, mais visiblement cet ensemble réglementaire complexe, pourtant rigoureux et cohérent, n’est pas encore suffisamment efficace pour empêcher les accidents. Pour être pleinement efficace, il faut qu’il s’associe avec la capacité des individus à faire face à des situations imprévues et stressantes.

C’est cette capacité d’adaptation à un environnement évolutif propre aux êtres vivants que l’on appelle la résilience et que les marins identifient sous les termes « savoir être en mer » ou « sens marin ».

Le travail doit s’adapter à l’homme

Pour favoriser la résilience, le travail et le navire doivent s’adapter au marin et non l’inverse. Il est souvent difficile de faire cohabiter ce principe avec la réalité d’une marine marchande mondialisée et concurrentielle. Aujourd’hui, les navigants sont confrontés au gigantisme des navires et à la généralisation de leur immatriculation sous pavillons « internationaux » pour limiter leurs coûts d’exploitation.

Les équipages sont formés de marins d’origines culturelles très diverses. Il n’est pas toujours facile de communiquer et d’être solidaire à bord, malgré l’adoption d’une langue commune (souvent l’Anglais), car les valeurs morales et sociales des marins sont parfois différentes.

Le confort matériel à bord, souvent basique, n’est pas toujours propice à la création d’une ambiance rassurante.


L’adaptation du travail à l’homme implique des conditions parmi lesquelles on peut citer :

• Une documentation pertinente ;

• De la motivation, le travail doit motiver et valoriser l’individu ;

• Un environnement matériel propice à l’expression de la performance ;

• Une bonne communication entre les individus favorisant la collaboration

• Des contraintes organisationnelles pour planifier et organiser le travail (check- lists, procédures, hiérarchie);

• De la flexibilité entre le respect des contraintes et l’initiative individuelle ;

• Le temps nécessaire à l’acquisition de la compétence par la persévérance ;


La culture maritime s’est construite autour d’organisations pyramidales de l’équipage, standardisées sur tous les navires et qui ont largement fait leurs preuves. Dans ce modèle, la compétence des marins, en particulier celle du capitaine, est la condition de la sécurité.

Il n’est pas souhaitable de remettre en cause cette organisation, mais pour réduire les inévitables erreurs humaines et améliorer la sécurité à bord des navires il est sans doute possible de s’inspirer d’autres méthodes, éprouvées dans certaines industries de pointe ou dans l’aviation civile. En effet, dans ces domaines d’activité où la maîtrise du risque est une priorité, la compréhension des mécanismes pouvant conduire à l’erreur humaine a élargi son domaine de recherche à l’ergonomie et aux différents aspects du Facteur Humain : la psychologie, la physiologie, le stress, la fatigue, la communication, la perception de la réalité, la compréhension, les connaissances, les décisions...

Pour améliorer la sécurité il est important d’analyser à la fois les conditions du

succès et les conditions de l’échec.

L’erreur au cœur du management

La mise à profit de ces méthodes sur la conduite des navires pourrait amener à conserver l’organisation actuelle, mais en plaçant l’erreur au centre du système de management.

La formation des équipages aux ressources humaines, à la communication et au travail en équipe pourrait être améliorée. La culture de la planification des tâches et des procédures de briefing, débriefing, favorisant l’échange d’informations et le retour d’expérience, devrait se développer. Enfin, la solidarité et l’efficacité des navigants pourraient être renforcées par un contrôle mutuel dans l’accomplissement des tâches. Concrètement, lorsque la charge de travail opérationnelle d’un membre de l’équipe diminue, son implication dans le contrôle augmente et vice-versa.

Chacun doit pouvoir « chalenger » l’autre sans pour autant casser la hiérarchie nécessaire au bon fonctionnement de l’équipe.

Pour progresser dans ce sens, les résultats positifs obtenus dans l’aviation, par certains grandes compagnies maritimes et par les stations de pilotage montrent que la formation sur simulateur électronique est particulièrement bien adaptée pour s’entraîner à faire face, en équipe, à des situations potentiellement risquées ou imprévisibles.

A bord des navires, les procédures ne peuvent pas couvrir la totalité des tâches puisque l’influence de l’environnement nautique sur le navire, à l’interface de deux fluides instables (l’eau et l’air), conserve une part d’incertitude qui nécessite une capacité d’improvisation immédiate de la part des navigants (résilience).

Il peut donc paraître nécessaire de chercher à innover pour les navires et les équipements de passerelle plus que pour les hommes, et par conséquent, de développer un concept de navire du futur avec des systèmes « d’E-Navigation » utilisant des techniques informatisées plus performantes pour la sécurité. On peut par exemple imaginer un ordinateur embarqué pour stocker un grand nombre de paramètres en navigation puis capable d’utiliser ces données pour conduire le navire à lui seul... Mais pour cela, encore faudrait-il que cet ordinateur puisse faire un traitement statistique de données sans omettre tous les paramètres susceptibles d’influencer ces données. Plus facile à dire qu’à faire... (voir le paradoxe de Simpson)

L’informatique nous facilite déjà la vie sur les passerelles. Elle permet aussi aux « terriens » d’exercer un contrôle plus strict sur les navires. Pour favoriser l’écoulement des trafics, les outils numériques doivent faciliter l’anticipation des difficultés en améliorant les échanges entre les navires d’une part et entre les navires et les centres de sécurité à terre d’autre part. Ils doivent également, sans se substituer à la capacité d’observation des marins, améliorer la perception des situations et de leurs évolutions pour que la conduite du navire soit plus sûre en eaux resserrées et lors des manœuvres.

L’histoire de l’intégration des logiciels dans les systèmes industriels a néanmoins montré que les ordinateurs et leurs « bugs » ne sont pas plus infaillibles que les hommes qui les ont créés et qu’ils peuvent, eux aussi, être à l’origine de catastrophes majeures. Si les ordinateurs sont quasiment infaillibles, les logiciels ne le sont pas. De plus, contrairement aux hommes, les ordinateurs ne sont pas intelligents et ils n’ont pas conscience du risque. Il est donc certain que des équipements techniques, même très sophistiqués, ne pourront pas prendre la place des marins.

De même, si ces équipements ne prennent pas en compte notre « humanité » en négligeant l’ergonomie de l’interface homme machine, ils sont inefficaces et peut-être même inutiles dans l’amélioration de la sécurité. La réussite mêle forcément la technique, la réglementation et l’humain. La compétence et l’implication des marins sont des conditions qui seront toujours nécessaire à la sécurité des navires. Un bon équipage peut faire naviguer un mauvais bateau mais pas l’inverse.

Pourquoi étudier l’organisation d’un équipage en manœuvre ?

L’étude statistique des événements nautiques montre qu’en mer, les accidents sont rares mais souvent graves de conséquences. Dans les ports, les avaries sont mineures mais plus fréquentes car bien qu’en apparence protecteurs, les ports n’en sont pas moins dangereux. Les problèmes de navigation et de manœuvre qui doivent y être résolus simultanément et rapidement sont nombreux.

La capitainerie et la station de pilotage locale associent leurs efforts pour sécuriser les mouvements et défendre l’intérêt général du port et de ses usagers. Ils aident le navire et son capitaine à mieux gérer les risques liés à l’environnement portuaire.

Néanmoins, la surcharge de travail qui survient en manœuvre élève le niveau de stress des navigants. Elle impose avant tout de travailler en équipe avec une bonne organisation pour fédérer les compétences des différents acteurs.

Dans ces espaces portuaires, pourtant particulièrement protégés et réglementés, l’organisation et le fonctionnement du poste de manœuvre révèlent souvent la réelle compétence collective d’un équipage. Si l’erreur humaine est inévitable, c’est un mauvais management de l’équipage et des services portuaires qui va autoriser l’accident.

Avec l’expérience du métier de pilote et le recul lié à quelques années de pratique, j’ai pu constater que la notion d’équipe et les problèmes d’organisation pour s’adapter à chaque cas de manœuvre sont nombreux, et pas toujours bien traités. La personnalité du leader prend souvent le pas sur l’organisation et les pièges qui sont constitués par la passerelle « autocratique » ou par la passerelle « laisser faire » sont des réalités que l’on ne peut pas ignorer. Elles affectent pourtant l’efficacité de l’équipage. Les erreurs individuelles sont également fréquentes car conjoncturellement, chacun des membres de l’équipe peut, pour de multiples raisons, être sujet à des « dysfonctionnements ».

Pour pallier les défaillances (humaines et techniques) la plus simple des actions correctives consiste à mettre à profit les leçons tirées des erreurs individuelles ou collectives qui ont été précédemment commises. Pour cela, il faut analyser les circonstances qui conduisent à un accident. Cette tâche, encadrée par la résolution MSC.255(84) de l’OMI, est confiée au Bureau Enquête Accident Mer. Les conclusions de ces enquêtes permettent d’améliorer les compétences et de faire évoluer la normalisation des pratiques (règlement UE N° 1286/2011 portant adoption d’une méthodologie commune pour enquêter sur les accidents et incidents de mer conformément à la directive 2009/18/CE).

En diffusant le plus largement possible les erreurs et les circonstances dan lesquelles elles ont été commises il est plus facile de prendre du recul sur les pratiques en usage et de les rendre plus sûres en les faisant évoluer par le biais de règlements ou de procédures. Ce processus normatif n’est pas simple à mettre en place car personne n’aime être associé à une erreur. Pourtant, il est certain que la capacité d’expertise et le retour d’expérience doivent constamment se mutualiser avec l’entraînement et la formation pour que le système soit « auto apprenant ». En matière de maîtrise du risque, rien n’est définitivement acquis car les dangers se déplacent continuellement avec les mutations sociales et technologiques.

En général, les conclusions des BEA Mer montrent qu’un accident est la conséquence d’un fait déclencheur et d’un concours de circonstances marqué par des faits aggravants. Pour y remédier, des procédures, des besoins de formation et une amélioration de l’organisation du travail sont mises en avant car la sécurité peut s’apprécier comme un ensemble de barrières superposées pour protéger le système contre les erreurs (modèle de Reason). Chacune de ces barrières est partiellement perméable à l’image d’une tranche de gruyère. Lorsque les « trous » des différentes barrières s’alignent, ils laissent la voie libre à l’erreur pour causer l’accident (événement redouté). Une approche rationnelle de la sécurité consiste à identifier et éliminer les défaillances (trous) dans les barrières de sécurité.

Modèle « Swiss Cheese » de Reason

Mais dans le scénario de chaque manœuvre il y a aussi des prises de risques, a priori mesurées et assumées, qui peuvent conduire à des erreurs de jugement.

Celles-ci peuvent se définir comme des écarts à l’intention. Les limites de sécurité ne sont pas faciles à cerner même pour un opérateur expérimenté.

Bien souvent, les navigants doivent arbitrer entre la nécessité de performance et la sécurité (satisfaction du client, maîtrise des coûts Versus aide extérieure, attente de meilleures conditions nautiques, pertes d’exploitation). Pour justifier les erreurs, certains vont parler de chance ou plutôt de malchance. Mais la malchance est-elle réellement un paramètre à prendre en considération? Certes, la « fortune de mer » est liée au hasard des situations nautiques. Toutefois, il faut également considérer que la chance peut, dans une certaine mesure, s’apprécier comme une compétence qui se travaille, et si certains navires sont victimes d’avaries moins souvent que d’autres, c’est aussi parfois parce que le management de l’équipage a été plus performant. Ils ont été bien encadrés par une doctrine du management, plus efficaces dans la diffusion de l’information et les prises de décisions, et plus réactifs dans la détection et la correction des erreurs. L’attitude de toutes les parties prenantes a été orientée vers l’évaluation permanente et la réduction des risques.

Selon R Amalberti (Piloter la sécurité – Théories et pratiques sur les compromis et les arbitrages nécessaires - 2012) 5 conditions sont nécessaires à la maîtrise de la Sécurité qui replacées dans notre contexte maritime peuvent s’exprimer par :

1. Caractériser les pressions qui s’appliquent sur le navire et les navigants

2. Identifier les barrières de défense (clair sous quille, limites de vent, vitesse de sécurité, assistance de remorqueurs ...)

3. Caractériser le processus de migration vers les limites de sécurité

4. Etudier les arbitrages entre performance et sécurité

5. Situer l’espace de fonctionnement de l’interface homme-navire par rapport aux limites de sécurité

Modèle de la double migration (Amalberti -2001)

La migration (flèche rose) de l’espace sûr vers l’espace opérationnel est la

conséquence des contraintes extérieures (flèches bleues)


En manœuvre, la maîtrise des situations dynamiques sollicite énormément les navigants dans les prises de décision. Les contraintes extérieures sont multiples (aspirations personnelles, contraintes technologiques et informations disponibles, contraintes nautiques, météorologiques, sociales, économiques... ). Avec l’augmentation constante de la taille des navires, la conduite ne peut pas avoir un caractère purement intuitif. L’anticipation et la rigueur sont nécessaires car l’intervalle de temps entre une erreur et ses conséquences se réduit considérablement. Trois difficultés principales retiennent l’attention du capitaine, auxquelles on peut d’ores et déjà apporter des réponses:

1. Malgré la subjectivité de tout jugement, le capitaine doit s’efforcer de percevoirobjectivement la réalité des situations et d’anticiper leurs évolutions. Des équipements de navigation performants et conviviaux comme l’ECDIS, l’AIS, le GPS, l’anémomètre ou encore le radar facilitent une perception cohérente de la réalité du moment.

Mais il y a surtout l’observation, le sens marin, l’expérience collective des membres de l’équipe passerelle et le pouvoir d’anticipation qui sont fondamentaux. Ils sont nécessaires à la construction du jugement et à la prise de bonnes décisions. Il faut toujours garder à l’esprit qu’il peut y avoir une différence entre notre Vérité et la Réalité et qu’une équipe synergique est plus forte pour comprendre une situation qu’un individu isolé.

En gardant de la disponibilité opérationnelle pour contrôler l’efficacité de l’organisation, poser les bonnes questions et utiliser au mieux les moyens techniques et les compétences de ses subordonnés, le capitaine reste connecté à la réalité et agit en conséquence en prenant de bonnes décisions.

2. En manœuvre, la sécurité du navire dépend beaucoup de la relation de confiance entre le capitaine du navire et le pilote du port. La réactivité est primordiale et implique de l’attention, un partage des tâches et une mise en commun des compétences et des expériences respectives.

En établissant un passage plan et en orientant ses réflexions vers l’anticipation, le pilote informe le commandant du navire et la capitainerie de ses intentions afin que la relation de confiance qui les lie soit franche. La visualisation sur la carte marine, par tous les membres de l’équipe passerelle, des routes à suivre et du trafic avec des informations sur les hauteurs d’eau, les conditions météorologiques, des vitesses cibles en différents points du passage, le sens de la manœuvre et l’utilisation des remorqueurs et des lamaneurs, clarifie la compréhension collective des objectifs et favorise la détection des erreurs.

3. Le capitaine dirige l’équipage à l’image d’un chef d’orchestre. Il n’est pas un soliste. Il écoute, imprime le rythme et suscite le respect. Il organise le travail en prenant la mesure de la compétence et de la disponibilité de ses subordonnés. Il se doit de chercher à créer la synergie au sein de son équipage, garantie d’efficacité.

Toutes ces problématiques, liées aux manœuvres portuaires et aux capacités d’anticipation qu’elles demandent, montrent la difficulté du métier de capitaine dans la maîtrise de l’art du commandement, la gestion de l’autorité, le travail en équipe et les relations de confiance. Elles enrichissent le regard empreint de respect que nous devons porter, à la foi sur l’homme et sur sa fonction de commandant.

Ces problématiques mettent également en évidence l’influence conjuguée des équipements modernes de navigation et du facteur humain sur la sécurité du navire. Il devient clair que ces équipements ne trouvent une utilité que lorsqu’ils aident les navigants à travailler en équipe et à conceptualiser aisément une vision commune, aussi cohérente que possible, de la dynamique du navire en mouvement et du niveau des prises de risques.

La sécurité des navires ne se résume pas aux manœuvres portuaires qui ne sont que des étapes de l’exploitation d’un navire. Toutefois, l’ensemble de l’équipage y participe avec une organisation et une ambiance qui révèlent souvent ses forces et ses faiblesses. Le commandant et le pilote ont une influence très importante sur l’atteinte des objectifs. Ils sont à la fois décideurs de la stratégie et des moyens, et managers de l’équipage et des services portuaires (remorquage, lamanage). Pour eux, il paraît judicieux de réfléchir aux aspects techniques, humains et organisationnels du fonctionnement d’un équipage en manœuvre.

La sécurité maritime réunit d’une manière indivisible le navire, la réglementation et les marins La performance d’un navigant au travail associe de la compétence, des valeurs morales et de la motivation. La compétence ne se limite pas à des connaissances théoriques. Elle englobe aussi la manière de les mettre en œuvre, l’expérience et le savoir-être nécessaires au travail en équipe. L’esprit d’équipe (appartenance et implication) est une condition de la sécurité.

Chacun a sa façon de faire, de s’adapter aux situations, néanmoins à bord, il est important de s’entendre sur des méthodes et d’adopter les mêmes procédures pour sécuriser l’activité et le navire. Ces procédures sont un état d’esprit plutôt qu’une routine ou une check-list. En effet, les routines ont un caractère ambigu : elles permettent un fonctionnement «économique » et « performant » des individus, mais elles sclérosent l’activité et n’apportent pas de solutions à des situations imprévues.

Une réflexion rapide sur la motivation des navigants à bien faire leur travail montre aussi qu’il n’est pas forcément aisé d’impliquer une personne dans l’atteinte d’un objectif. La motivation synonyme de réussite implique plaisir, concentration et de bonnes conditions de travail. Il est par contre simple de la démotiver en la surchargeant ou sous-chargeant de travail, en l’obligeant à appliquer des procédures inadaptées ou mal comprises, en mettant à sa disposition des équipements inefficaces, ou encore en la privant d’autonomie et de reconnaissance par une limitation de sa capacité de décision...

Comme la motivation, la formation et l’expérience sont des points clef en termes de performance. Ce sont même certainement des leviers essentiels pour renforcer la sécurité du transport maritime car les nouvelles technologies, les équipages multinationaux et le renforcement des contraintes réglementaires, modifient constamment les pratiques à bord des navires.

La règle N°2 du Règlement International pour Prévenir les Abordages en Mer précise la notion de responsabilité des navigants.

« Aucune disposition des présentes Règles ne saurait exonérer soit un navire, soit son propriétaire, son capitaine ou son équipage des conséquences d’une négligence quelconque quant à l’application des présentes Règles ou quant à toute précaution que commandent l’expérience ordinaire du marin ou les circonstances particulières dans lesquelles se trouve le navire...»

Cette règle met en parallèle les précautions que commande l’expérience ordinaire du marin et l’application rigoureuse de la réglementation. Ces précautions s’entendent comme les bonnes pratiques en usage à bord des navires. Elles engloben aujourd’hui l’application des procédures issues des codes ISM et ISPS. Mais au cœur des situations nautiques, il y a aussi des dimensions qui relèvent des sciences de l’Homme et qu’il faut prendre en considération pour travailler en équipe et réussir dans son métier. La formation des gens de mer, conformément aux nouvelles dispositions de la convention STCW, doit aujourd’hui plus que jamais, intégrer à la fois une formation technique moderne et un enseignement aux ressources humaines car la sécurité du navire est une culture, soit un ensemble indivisible dans lequel la réglementation maritime, l’environnement nautique, le navire, les équipements de navigation et les facteurs humains et organisationnels, sont interdépendants.

Culture de Sécurité

Une culture est un savoir, un acquis différent de l’inné qui se transmet lentement et surement pour former un lien solide favorisant l’interaction positive entre des individus. C’est un ensemble de valeurs (ce qui est important) et de croyances (manière de penser) qui interagissent pour guider les comportements. En ce sens, une culture commune est nécessaire à la construction d’un équipage. Elle englobe les modes de vie et de communication mais également les lois, les règlements, les procédures de travail, les usages, les traditions, les croyances, et les systèmes de valeur.

La valeur donnée à la sécurité est un élément important de la culture d’un équipage et plus globalement de la culture de la compagnie de navigation. Elle est liée à la perception par les membres de l’équipe du risque de perdre quelque chose auquel les individus tiennent (perdre un bon travail, un bon salaire, une bonne renommée, un beau navire...).

En ce sens, la sécurité est uniquement une affaire de riches...

Modèle tridimensionnel de gestion de la sécurité d’après Benoit Langard - 2014


Le schéma ci-dessus montre le lien entre deux conceptions de la sécurité qui s’inscrivent dans le cadre de la culture de sécurité.

• La première (SMS - Safety Management System), orientée vers l’ordre, des règles et des procédures, cadre l’activité humaine. Elle est très efficace dans toutes les situations prévisibles.

• La seconde (Résilience) s’appuie sur la flexibilité de l’individu, sur son implication et sa capacité d’adaptation aux situations imprévisibles (désordre).

Elle est plus aléatoire que la précédente car elle fait la part belle à l’humain, à sa vigilance, ses initiatives, son intelligence et à ses expériences pour faire face au danger.

Ces deux conceptions, qui s’opposent en apparence comme le chêne et le roseau de la fable de La Fontaine, doivent pouvoir cohabiter si l’entreprise dans laquelle l’individu évolue a développé une juste culture qui défend l’intérêt général et fait la différence entre les fautes et les erreurs. L’individu « juste » cherche à s’améliorer en permanence car il a conscience des risques et des erreurs qu’il peut commettre. Il a aussi conscience des erreurs que peuvent commettre les individus avec qui il coopère. Il sait que la coopération implique une confiance mutuelle qui n’exclue pas un contrôle mutuel dans l’accomplissement des tâches.

L’équipage s’implique pour la sécurité et comprend l’intérêt qu’il a à se former et à appliquer les procédures et à les faire évoluer dans le cadre d’un travail en équipe.

Pour cela il faut faire l’effort de créer et de faire vivre dans l’environnement du marin une Culture de Sécurité car en définitif, il n’est pas possible d’améliorer la sécurité des navires ou d’analyser les accidents sans prendre en compte les exigences et les contraintes du système dans lequel les navigants évoluent.

Eric BARON, Pilote du Port de Marseille


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